CHAPITRE IV

Il ne fut plus question des problèmes du marquis au cour de la soirée qui se déroula dans la plus agréable des ambiances. Après avoir partagé la dernière bouteille de la cave, les deux amis gagnèrent leur chambre où ils dormirent d’un profond sommeil jusqu’à l’arrivée du petit déjeuner apporté par la femme du concierge, seule domesticité conservée par de Sainval. Après avoir fait disparaître jusqu’à la dernière trace une vaste omelette au jambon, Amory s’approcha de la fenêtre ouverte, contempla le parc verdoyant enfermé entre les hauts murs de la propriété et au fond duquel apparaissait le second bâtiment de la résidence.

— Oui, naturellement, il faut que ce soit nous qui achetions cet hôtel. Nous ne pourrions trouver meilleur endroit pour installer le répondeur de la Porte que dans l’une des pièces bien isolées de cette annexe entourée d’arbres et loin de la rue…

Il s’interrompit brusquement, se retourna vers Reg qui le regardait avec un sourire amusé.

— Mais dis-moi, que m’arrive-t-il ? Je suis en train de répondre à une phrase que tu viens d’exprimer et pourtant je suis certain que tu n’as pas ouvert la bouche ! Déjà hier à plusieurs reprises…

— Cherche dans ton vocabulaire jihien, tu y trouveras l’expression « communication télépathique ». C’est une liaison directe entre deux ou plusieurs cerveaux, la transmission s’opère par le support des ondes cérébrales et non par celui de la parole. Cette faculté est commune à tous ceux de ma race, tu la possèdes aussi désormais puisque le métamorphiseur t’a rendu identique à nous.

— Alors tu peux lire dans mes pensées ?

— Seulement si tu les diriges volontairement vers moi, rassure-toi. Au début, tu devras t’entraîner un peu, mais tu y arriveras très vite, tu verras.

Amory ferma les yeux, plissa le front en s’efforçant de se concentrer sur une formulation intérieure lentement rythmée.

— C’est bien commode pour bavarder à l’insu des témoins, pensa-t-il.

La réponse résonna aussitôt dans son crâne.

— Ou pour communiquer si nous ne sommes pas ensemble. Tu vois, tu as réussi à émettre presque nettement du premier coup. Seulement, poursuivit Reg d’une voix normale, il ne faut pas abuser de ce moyen d’échange et ne l’employer que brièvement lorsque c’est nécessaire, la dépense d’énergie nerveuse est élevée et les neurones se fatiguent vite. Revenons donc à notre projet et, d’abord, pourrais-tu nous procurer un écu d’or puisque ceux que nous avons ne sont que d’argent comme l’était la pièce qui a servi de modèle et qui constituait ta seule fortune ?

— C’est facile, je n’ai qu’à m’adresser au premier changeur que je rencontrerai dans la rue, ça ne doit pas manquer à Lutis. Naturellement il prélèvera sa dîme au passage, mais ça n’a guère d’importance, n’est-ce pas ?

— Tu peux même lui donner dix pièces d’argent au lieu de cinq, si tu te sens envahi de générosité ! Dépêche-toi.

Le chevalier réapparut bientôt, brandissant joyeusement le lourd disque jaune. Il s’approcha de la table devant laquelle son camarade était assis, regarda avec intérêt les deux appareils posés côte à côte sur la surface de marqueterie.

— Cette première boîte est le générateur, expliqua le Jihien. Il capte l’énergie omniprésente dans le Cosmos par l’intermédiaire de cette petite sphère de métal que je viens d’y ajouter et il la transforme en courant électrique à haute intensité. Ce câble de raccordement permet au courant d’alimenter le duplicateur que voici.

Il souleva le couvercle de la seconde boîte, révélant à l’intérieur deux logements carrés profonds de deux ou trois centimètres et séparés l’un de l’autre par une épaisse cloison.

— Pose ta pièce dans la cavité de gauche mais, avant d’opérer, va ouvrir la fenêtre.

Le chevalier s’exécuta, revint se placer à côté de Reg qui, après avoir refermé le couvercle, posa un doigt sur un angle du boîtier, appuya légèrement. Brusquement, un vif courant d’air traversa la pièce, agitant les rideaux suspendus de part et d’autre de l’embrasure.

— Ton appareil aspire l’air ! s’exclama le chevalier. Serait-ce pour dissiper la chaleur dégagée par le courant ?

— Pas mal comme déduction mais, dans ce cas particulier, la réaction est totale et s’accomplit donc sans perte calorifique. Seulement, vois-tu, on ne fabrique rien avec rien ; si l’on veut obtenir des molécules d’or, on ne peut le faire qu’à partir d’autres molécules plus légères que l’on assemble ou plutôt que l’on soude les unes aux autres jusqu’à obtenir le poids atomique désiré. C’est donc à celles de l’oxygène et de l’azote qui nous entourent que l’on fait appel. Mais pour arriver à constituer un écu de trente grammes, il nous faut trois mètres cubes d’air, c’est pourquoi je t’ai dit d’ouvrir là fenêtre. Les molécules aspirées ont été transmutées pour obtenir une reproduction exactement identique en composition et en forme au modèle. Regarde…

Reg souleva le couvercle, l’écu apporté par Amory était toujours dans la première cavité mais, dans l’autre il y en avait un second. Le Jihien s’empara des deux pièces, les secoua dans sa main fermée, les tendit à son ami.

— Prends-les et dis-moi si tu peux reconnaître celle que le changeur t’a donnée.

Le chevalier soupesa les deux disques, examina attentivement le relief des figures, emblèmes et devises frappés sur les deux faces, hocha la tête en reposant les écus sur la table.

— Impossible. Ils sont rigoureusement pareils et c’est bien de l’or.

— Tu comprends maintenant pourquoi le professeur Brag n’Var nous a confié ce duplicateur dont il a lui-même conçu ce modèle miniaturisé ? Nous sommes riches et on ne pourra même pas nous accuser de fabrication de fausse monnaie puisque nous ne ferons que de la vraie. Ces deux écus nous en fourniront deux autres, donc successivement quatre, huit, seize… Je ne crois pas qu’on puisse en loger beaucoup plus de soixante-quatre à la fois dans les cavités, mais au rythme raisonnable de trois opérations à la minute, notre trésor augmentera vite. Nous avons beaucoup plus de temps qu’il ne nous en faut pour amasser le double ou le triple de ce qui sera nécessaire puisque la vente n’aura lieu qu’au début de l’après-midi. Voyons… Même si je ne travaille que sur des quantités réduites pour ne pas provoquer une minitempête dans le parc, je peux en faire deux mille à l’heure. Je vais m’y mettre. De ton côté, va nous procurer quelques solides petits sacs de cuir.

 

*
* *

 

Quand, laissant son camarade dans la chambre, Amory pénétra dans la salle du rez-de-chaussée à l’heure fixée pour la vente, il s’étonna d’abord de n’y voir que très peu de monde, il s’était attendu à ce qu’une liquidation de cette importance attire une foule, toutefois il comprit vite son erreur : la somme en jeu était trop élevée pour un acquéreur moyen et tout allait se dérouler en petit comité. Le marquis et sa fille étaient là, assis à l’écart près de la cheminée. Le chevalier alla s’incliner devant eux puis considéra le reste de l’assistance. L’adjudicateur, portant perruque rousse et manteau noir, était assis derrière une table, encadré par deux personnages en uniforme chamarré qui devaient être les greffiers royaux chargés de veiller à la bonne marche des enchères et d’entériner les résultats. En face, assis sur des chaises, les acheteurs au nombre d’une demi-douzaine, tous vêtus du simple costume de clerc. Quand la séance commença, le chevalier, qui s’était placé derrière eux, comprit très vite qu’il ne s’agissait que de notaires représentant des clients qui avaient préféré ne pas paraître en personne. Le commissaire-priseur frappa un coup sec de son marteau.

— Messires, nous procédons ce jour à la vente par décision de justice de l’hôtel céans, sis rue du Palus et appartenant au marquis de Sainval. Les biens meubles et immeubles représentés consistent en un bâtiment principal de trois étages et de seize pièces, un parc, un corps de logis secondaire également de trois étages mais de vingt-quatre pièces situé à l’autre bout, plus les écuries et les remises, le tout enclos de murs et d’un seul tenant dont la superficie estimée est de quatorze arpents. Le contenu des salons, appartements et autres pièces de l’hôtel – meubles, tentures, tapisseries, tableaux, objets d’art, vaisselle, literie, ustensiles divers – a fait l’objet d’un inventaire détaillé que je crois inutile d’énumérer ici ; chacun des acquéreurs éventuels ayant pu ou pouvant en prendre connaissance à son gré. La mise à prix est de trente mille livres et vous avez la parole.

Trente mille livres était une somme de beaucoup inférieure à la valeur réelle de l’hôtel et en tout cas insuffisante pour compenser le passif du marquis qui en devait cinquante mille. Mais ce n’en était pas moins un chiffre considérable, une véritable fortune dans un pays et à une époque où celui qui jouissant d’un revenu annuel de mille livres était considéré comme un riche bourgeois. Lorsqu’il avait quitté sa province, Amory n’en possédait en tout et pour tout que quatre cents. Néanmoins au début, les enchères montèrent assez vite par tranches de deux cents d’abord puis de cent puis de cinquante. On en était à trente-quatre mille lorsqu’elles commencèrent à ralentir ; le chevalier, qui observait attentivement les notaires tout en transmettant de temps à autre ses impressions à Reg, constata bientôt que la majorité des enchérisseurs lâchait pied, soit que l’ascension dépasse leurs disponibilités, soit plutôt qu’ils ne fussent là que pour faire nombre et donner à l’affaire une apparence de vente réellement publique ainsi que le voulait la loi. Maintenant il n’en restait plus que deux : un petit homme au visage pâle torturé de tics et un autre replet et rougeaud dont le regard se dissimulait derrière les verres épais d’un binocle. Le premier parut reprendre de l’élan.

— Trente-quatre mille cinq cents, fit-il.

— Trente-cinq, rétorqua aussitôt le binoclard.

— Plus cinq cents.

— Plus cinq cents également, ce qui fait trente-six mille.

Le relanceur tordit sa mâchoire, se gratta longuement le nez.

— Trente-six cinq cents, murmura-t-il en hésitant.

— Trente-sept.

Le notaire pâle devint littéralement blafard.

Il poussa un profond soupir en haussant les épaules, se tut.

Le commissaire promena son regard sur l’assistance, sourit avec componction :

— Personne ne dit plus mot ? Une fois, deux fois…

— Quarante mille livres ! lança Amory d’une voix claire.

Une rumeur d’exclamations étouffées envahit la salle. Tous se retournèrent pour dévisager le chevalier impassible, et le maître adjudicateur fronça les sourcils :

— Vous avez bien dit quarante mille livres… monsieur… ?

— Chevalier Amory d’Arbel. Telle est bien mon offre.

Le rougeaud détourna lentement le reflet de ses lunettes, énonça à regret :

— Quarante mille cinq cents.

— Quarante-cinq mille. Pourquoi perdre notre temps à lésiner pour quelques misérables écus ?

— Un instant, monsieur d’Arbel ! interrompit le commissaire. Je n’ai pas l’honneur de vous connaître et je me demande si vous réalisez que l’affaire qui nous réunit est des plus sérieuses. Toute plaisanterie serait considérée comme une atteinte à la majesté de la justice.

— En d’autres termes, monsieur, vous avez peur que je ne puisse faire face à mes enchères ? Si je ne me trompe, l’acte ne sera signé et ne deviendra valable que lorsque l’argent vous sera versé ?

— Exactement.

— Alors, faites-moi la grâce d’attendre jusque-là et pour l’instant, continuons. La parole est à mon honorable concurrent.

Celui-ci se leva lentement, dévisagea encore une fois Amory, crispa ses mains sur le dossier de la chaise.

— Quarante-six mille ! martela-t-il.

— Cinquante.

Un silence total s’était abattu à peine troublé par le grincement des plumes des greffiers, tous les spectateurs semblaient transformés en statues. Le chevalier jeta un coup d’œil en direction du marquis qui le fixait avec une stupéfaction incrédule et de Viona dont le regard paraissait transfiguré.

— Cinquante-cinq, parvint enfin à émettre le notaire d’une voix étranglée.

Amory baissa une seconde la tête, ferma les yeux.

— Est-ce que je peux continuer ? formula-t-il télépathiquement.

— Sans hésiter, cousin. J’ai déjà empilé quatre mille beaux écus, cent mille livres d’après ton drôle de système de numération et je peux continuer s’il le faut

— Soixante mille, bien entendu, sourit aimablement le chevalier.

L’adversaire observa une pause plus longue encore, parut enfin se jeter désespérément à l’eau.

— Soixante et un mille…

— Soixante-dix. Au diable l’avarice !

C’en était visiblement trop pour l’adversaire qui marcha jusqu’à la table du commissaire, s’y appuya lourdement.

— Une enchère aussi folle dépasse toutes les prévisions de mon client, il m’est impossible de poursuivre sans son accord. Je sollicite une suspension de la vente pendant le temps nécessaire pour que j’aille le mettre au courant, lui seul peut m’autoriser à engager davantage de capitaux.

— Je m’y oppose formellement ! s’exclama Amory en s’avançant à son tour. Je ne suis pas un expert juriste mais je connais suffisamment la loi en pareille matière : la liquidation par acte de justice d’un bien indivis ne peut en aucun cas être interrompue sauf par la mort subite de l’adjudicateur ou du principal enchérisseur. Or, nous sommes tous les deux bel et bien vivants, l’affaire ne peut donc se terminer que par sa conclusion légale et sur-le-champ.

— Mais je ne suis qu’un simple fondé de pouvoir ! gémit le notaire.

— Celui qui vous a envoyé n’avait qu’à venir lui-même. Je répète mon offre de soixante-dix mille livres et j’attends.

Si les greffiers royaux n’avaient pas été présents avec derrière eux l’invisible omnipotence de la Loi, le commissaire se serait peut-être risqué à accéder à la demande du binoclard puisqu’il savait parfaitement que ce dernier agissait au nom du redoutable comte de Dénébole, mais la minute de la séance était déjà rédigée mot pour mot. Il ne put que donner raison au chevalier et, après une dernière question de pure forme, abattre son marteau sur la table.

— Adjugé à monsieur le chevalier d’Arbel pour la somme de soixante-dix mille livres… Le paiement aura lieu céans.

Reg apparut alors, porteur de sacs de cuir qui se déversèrent en cascade éblouissante puis repartit pour revenir à nouveau avec d’autres sacs – soixante-dix mille livres ne représentaient que deux mille quatre cents écus d’or, mais le total pesait quand même soixante-douze kilos…

— Comptez tout à loisir, fit-il aimablement. Il se peut qu’il y ait quelques pièces en trop, mais nous vous tiendrons bien volontiers quitte de ce détail…

 

*
* *

 

— Je vis dans un rêve, murmura Viona. De pareils miracles ne peuvent pas arriver, n’est-ce pas ?

Jusqu’au bout, jusqu’au moment où, tous décomptes faits et refaits, tous parchemins signés et scellés, la salle s’était enfin vidée, la jeune fille n’avait pas fait le moindre mouvement. Elle était demeurée assise comme une statue ; maintenant, comme libérée d’une transe, elle s’était levée et s’approchait des chevaliers en les fixant d’un regard encore à demi halluciné.

— Et pourquoi non ? sourit Amory. Je reconnais que le hasard a joué un très grand rôle : notre besoin d’acquérir des chevaux, la rapacité du maître aubergiste, l’intervention de Landier qui nous a conduits à vous et la franchise de votre récit, mais ce qui s’est passé ensuite était on ne peut plus normal. En arrivant à Lutis, nous cherchions à trouver à la fois un ami et un gîte, vous nous en avez fourni l’occasion.

— Pourquoi ne pas nous avoir dit vos intentions hier ? Pour nous en laisser la surprise ? Oh ! je sais, vos paroles avaient fait naître en moi un espoir insensé, vous paraissiez si décidés, si intrépides, si sûrs de l’avenir… Pourtant, comment aurais-je pu deviner que cette vente qui devait consommer notre ruine allait au contraire nous libérer grâce à vous ?

— Je suis tout aussi stupéfait que ma fille, fit le marquis en se levant à son tour. Tout comme elle, j’étais incapable d’intervenir tant le déroulement de ces enchères me semblait irréel. Vous parliez d’amitié, la nôtre vous est acquise à tous deux jusqu’au-delà de la mort. Savez-vous bien ce que vous avez fait aujourd’hui ? Le comte de Dénébole avait tout machiné, il avait racheté mes créances pour se présenter ensuite comme principal acquéreur de l’hôtel par l’intermédiaire d’un tabellion attaché à sa personne. C’était lui-même qui avait fixé la mise à prix, sachant que nul n’oserait enchérir longtemps contre lui et qu’ainsi la somme obtenue serait insuffisante pour me libérer, j’aurais été obligé de liquider aussi le peu qui me reste et malgré cela, de demeurer son débiteur. Grâce à vous, tout est définitivement payé, je suis libre et mon nom demeurera sans tache. Je vais pouvoir rentrer à Mollond, exploiter les quelques terres du manoir, achever mes jours dans la paix… Quant au regret que je pourrais avoir en quittant cet hôtel du Palus où j’ai si longtemps résidé, je n’en éprouve désormais plus la moindre trace. Non seulement parce que je ne veux plus vivre dans cette ville où j’ai été si profondément déçu, mais parce que cette maison ne saurait être en de meilleures mains que celles de ses nouveaux propriétaires.

— Quels nouveaux propriétaires ? interrogea paisiblement d’Ermont.

— Mais… vous, bien entendu ! Ne venez-vous pas de l’acheter ?

— Je crains, monsieur de Sainval, que vous ne soyez en train de commettre la même erreur que ce digne commissaire-priseur et ses greffiers trop abasourdis tous les trois par la conclusion inattendue de cette vente pour prêter attention au paragraphe que nous avons ajouté avant notre signature. Lisez-le vous-même sur l’exemplaire qui nous revient : « Les soussignés déclarent agir pour le compte et au nom du marquis de Sainval et à l’aide des fonds qui lui revenaient de plein droit et en toute justice et qu’ainsi il demeure le légitime possesseur des biens concernés par la vente de ce jour. » Vous voyez bien que vous êtes toujours chez vous.

— Ah non ! Ceci est par trop contraire à la vérité !

— En aucune façon. Le droit et la justice invoqués sont bien réels puisqu’en effet vous auriez été à la tête de beaucoup plus de soixante-dix malheureux milliers de livres si cet escroc de Dénébole n’avait délibérément consommé votre ruine. C’est bien du reste à partir du moment où nous avons connu son rôle néfaste que nous avons décidé de jouer ses lâches manœuvres. La façon dont ce personnage s’est conduit hier envers votre fille et l’antipathie que nous avons ressentie pour lui dès l’instant valaient bien une leçon, une mise en échec qui n’est complète que si elle entraîne votre totale réhabilitation. Ne nous gâchez pas le plaisir que nous en éprouvons ! De toute façon, les actes sont établis, signés et scellés, il n’y a plus à y revenir.

— Soit, mais dans ce cas, nous allons sur-le-champ en établir un autre : un transfert de créance. Ma dette demeure entière, comme auparavant, seulement ce sera envers vous que je devrai m’acquitter. Je mettrai donc toutes mes forces à accomplir cette tâche en y consacrant le revenu de mes fermages. L’hôtel, le manoir et les terres serviront de garant. Ce sera donc bien vous qui en disposerez. Enfin, comprenez-moi, messieurs, un de Sainval peut accepter un prêt d’honneur, non un cadeau !

— Nous y avons songé, fit Amory après un bref échange télépathique avec Reg. Seulement, la formulation que vous proposez irait à l’encontre du codicille. Il est préférable d’établir une sorte de viager : en échange de notre apport, vous nous accordez la libre et totale jouissance du second corps de logis au fond du parc, avec pour nous, le droit d’y résider et d’y agir comme bon nous semble aussi longtemps que nous le désirerons et sans aucune limite de temps. D’autre part, nous y joindrons une clause secrète : puisque vous manifestez le désir de nous rembourser un jour et que vous ne pourriez le faire qu’en rétablissant votre fortune en tant que gentilhomme terrien, nous fixerons le prix réel de l’hôtel du Palus à une valeur qui demeure en dessous de la vérité mais qui ne peut être inférieure à quatre-vingt mille livres. Puisque, une fois tous les frais de la vente payés, il vous reviendra encore sur celle-ci une centaine d’écus d’or, nous vous en verserons encore quatre cents autres, le total vous constituera un capital de départ raisonnable pour agrandir vos terres et les exploiter avec fruit.

Il fallut encore de longues discussions pour que le marquis acceptât enfin les apports offerts, mais comme ceux-ci ne représentaient somme toute qu’une forme d’investissement, il ne pouvait se sentir humilié. Il fut donc finalement décidé qu’il repartirait dès le lendemain pour Mollond afin de se mettre sans tarder à l’œuvre mais, de son côté, Viona insista pour demeurer encore quelque temps à Lutis.

— Il faut réorganiser toute la maisonnée de l’hôtel, engager quelques valets, cuisiniers et servantes, les diriger, leur dicter leurs tâches, seule une femme peut s’en occuper. C’est mon rôle de veiller à ce que nos sauveurs ne manquent de rien…

Son offre, que les deux amis acceptèrent d’emblée, était empreinte d’une juvénile spontanéité ; elle jugeait de son devoir de veiller de son mieux sur le bien-être de ses bienfaiteurs. Mais il s’y joignait aussi une certaine curiosité bien féminine qu’elle ne put réprimer quand, un peu plus tard, elle eut l’occasion de se trouver seule avec Amory.

— Je crois que je vous importunerais vite si je continuais à me répéter ainsi, mais laissez-moi vous dire une dernière fois que vous et votre ami avez réellement accompli un miracle, car vous avez rendu la vie à mon père ; il n’aurait pas survécu à la honte d’une faillite.

— Vous avez vu que ce que nous avons fait n’est en définitive qu’une sorte d’association financière dans laquelle nous trouvons notre propre intérêt, à commencer par une résidence princière avec pignon sur rue.

— Je ne me laisse pas tromper par la forme juridique que vous avez voulu donner à votre générosité ; il existe à Lutis beaucoup d’autres hôtels que vous auriez pu tout aussi facilement acheter et à bien meilleur compte. Plus d’une famille de la vieille noblesse est contrainte à réduire son train de vie depuis les nouvelles impositions édictées par le Chancelier. Vous avez pris notre parti contre celui du comte de Dénébole, ma gratitude est sans borne. Mais mon étonnement aussi…

— Je devine la question que vous allez me poser, Viona.

— N’y répondez pas si elle est le moins du monde indiscrète, Amory, et j’ai bien peur qu’elle le soit. Lorsque vous êtes apparus à Mollond après votre mésaventure de la forêt, vous aviez été dépouillés de vos chevaux et de vos bagages. Vous n’aviez conservé, si je me souviens bien, que deux légères sacoches, et cependant aujourd’hui, vous avez déversé devant l’adjudicateur un torrent d’or ; il y en avait assez pour charger un robuste mulet. Comment, en quelques heures, dans une ville où vous n’étiez jamais venus, avez-vous pu réunir pareille fortune ?

Le chevalier dut s’avouer « in petto » que Reg et lui auraient bien dû songer plus tôt que cette inévitable question ne tarderait pas à surgir. Le délai précédant la vente était bien trop court pour qu’ils puissent penser à autre chose qu’à s’y préparer. Heureusement il ne manquait pas d’imagination.

— Notre richesse est toute récente, voyez-vous, et en fait c’était elle que nous venions recueillir en nous rendant à Lutis. Un très gros héritage déposé en notre nom chez l’homme de confiance d’un parent décédé. Je m’y suis rendu et j’ai rapporté le nécessaire…

La jeune fille s’excusa encore de sa curiosité et parla d’autre chose. Mais, à la façon dont elle le regarda en le quittant, Amory se rendit aisément compte qu’elle avait du mal à le croire. Sans doute, avec l’esprit romanesque de son âge, préférait-elle rêver que ces deux séduisants chevaliers miraculeusement tombés du ciel étaient de savants alchimistes détenant le secret de la pierre philosophale, cette mystérieuse poudre de projection capable de transmuter le plomb en or pur. Mais comme Viona était une jeune personne très raisonnable, elle ne tarderait certainement pas à repousser l’idée d’une aussi fantastique sorcellerie et n’apprendrait sans doute jamais qu’elle avait été si près de la vérité.